
Dans son fulgurant essai En lisant, en écrivant, Julien Gracq remarque avec pertinence qu’il est plus aisé aux peintres de commenter leur travail qu’aux auteurs de parler du leur. Ecrire sur la poésie revient à poser des mots sur des mots et demeure souvent loin du compte. Paraphrasant Elvis Costello, on pourrait arguer que tenter de rendre compte un recueil, d’en assimiler les grandes lignes équivaut à danser sur l’architecture. Essayons tout de même de chroniquer le dernier recueil d’un confrère, Patrice Maltaverne, poète et fondateur des Editions du Citron Gare. Pourquoi Un Monde très sportif ? Pour Patrice Maltaverne, l’époque dans laquelle nous évoluons, même sans discipline athlétique, nous épuise à tous les niveaux. Les corps opprimés sont les victimes, comme celui d’un adolescent, “poussé au fond d’un cercueil ciré” qui ouvre le livre. La tonalité est déjà là : sombre comme le “blouson jean court” de cet accidenté de la route, qu’on imagine volontiers noir. Mais “la déraison tourne à l’oraison” – ou est-ce l’inverse ?-, déclenchant quelques allégories :
Et l’angoisse prit d’assaut
les boulevards de la périphérie
Ne pas espérer des églises qu’elles pleurent
Ce monde réel, trop abrupt, “des camions lancés contre un mur de pluie”, s’oppose à l’autre, inerte, factice et guère plus enviable de l’entourloupe télévisuelle, créant du voyeurisme “visqueux” à grand renfort de banalités :
tout le monde en parle à la télé
le monsieur cravaté qui raconte
et les éboueurs facteurs livreurs
pédicures et péripatéticiennes
en hiver
en hiver
il fait froid
Une télévision qui favorise le repli sur soi consumériste et le bon sens régressif (“va falloir être prudent avec l’hiver qui s’annonce”), loin de toute action politique, entreprise réputée dangereuse (“en janvier ne pas bouger/pas manifester/car le corps risque le coup de foudre/de la paralysie”). Ce Noël qui “se vend comme une prostituée” mène à l’hibernation forcée :
jamais la boîte à images ne se taira
de toute façon
même si le soleil en formes
assoit son ombre
en ce début d’après-midi
sur le canapé des ronflements ordinaires
Reste le désir de s’échapper, de l’ère glaciaire, de la mort lente, de l’assignation à résidence, désir qui déjà fait poésie :
seule compte la ligne de fuite
après tout est splash
équivalent de lumière éblouissante
l’envie de partir
sera la plus vive
la glisse hors du nid
S’ouvre alors, à travers “l’orage de l’image”, la découverte d’autres cieux, d’ailleurs rimbaldiens (“les herbes colportent une odeur de dormeur du val”) ou surréalistes (“de cet univers soluble/où les poissons scient/un coeur à cent vingt à l’heure”). Une ligne de démarcation sépare les explorateurs, même incertains (“l’étoile du berger t’attend/c’est peu probable/au bout du toboggan”) et les autres, qui se contentent de suivre leur pente :
ils ont connu la nuit de leur vie
tandis que les autres
se cramponnent devant leur télévision
à une existence idéale
qu’ils révèrent
en chemise de nuit
Riche est celui qui, au lieu de rester “bien au sec”, n’a pas peur de se mouiller (“La fuite du pauvre/rejoint celle de toutes les richesses”). Cette fuite loin du circuit de l’existence, de ce “rallye” qui n’est que boucle (“lorsque l’emprise du cercle devient naturelle”) ne pourra s’effectuer qu’à pied -la poésie serait-elle une marche hors des autoroutes hystériques ? Même si l’escapade n’a “plus de saveur”, prendre la tangente reste ludique et salvateur. Un art poétique transgressif :
il me faut traverser les murs
jouer à passe murailles
m’élever comme une montgolfière
lentement au-dessus des têtes
des flèches d’église et des piques
à paratonnerres
Si “l’amour est en danger”, c’est la vie qui se montre nue :
ces seuls visages ont trop bu
avant de voir la vie déchirée
en guenilles de communiante
au carrefour de la nudité
Sans en attendre de triomphes trompeurs, la bataille vaut pour la bataille et savoir encaisser les coups prouve déjà une force vitale. Du rallye au tatami, un monde sportif de la castagne :
docteur
donnez-moi une crème des médicaments
pour que je retourne sur le tatami
pas pour les battre
les ceintures noires vont trop vite
mais je vais être encore une fois
étalé sur le sol tout rouge tout bleu
entre quatre lignes infinies
comme Jésus-Chris
que je me sente de nouveau
knock-out
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