Quoi de plus littéraire que fuir ? S’élancer dans le vide ? En avant pour ne pas reculer mais souvent sans espoir, point de chute … L’ailleurs ? Il y a la fuite glorieuse, rimbaldienne, la fuite comme un “adieu les cons” et puis la fuite plus mesquine… Passé le gamin des Ardennes, on entre dans la fuite au petit pied. Pierre Mercadier des Voyageurs de l’Impériale (Aragon, 1942) part mener une vie de bohème loin de sa province étriquée pour réapparaître usé à la veille de la première guerre. Dans La Fuite de Monsieur Monde, deux ans plus tard, le personnage éponyme de Simenon ne fuit que pour mieux revenir mais au moins aura-t-il gagné une forme de “froide sérénité”. Benoît Laborie, le protagoniste de L’Humeur vagabonde (Blondin, 1955) n’est, lui, qu’un Rastignac triste vite revenu de son escapade. Au bout de la chaîne, les nineties et leur clique d’anti-héros sordides. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte (Houellebecq, 1994) prenant la tangente de son métier de cadre, entre asile psychiatrique et extase manquée en montagne. Pire, le Jean-Claude Romand de L’Adversaire (Carrère, 2000) errant sans fin sur des autoroutes avant de tuer femmes et enfants. Comment le Disparaître d’Etienne Ruhaud (Unicité, 2013) s’inscrit-il dans cette longue lignée ?
Le roman, préfacé par Dominique Noguez, s’ouvre sur une phrase brève, “à la Camus” :
Aujourd’hui, je me suis fait virer.
S’ensuit un dialogue tragi-comique entre ce “je”, Renaud, vingt-huit ans, jeune diplômé en philosophie mal à l’aise dans le monde du travail, et une cheffe de pôle de la Poste absurdement nommée comme l’enveloppe Kraft, détachée et “sans compassion” – le fameux “pragmatisme”, sans doute… Nous sommes après les subprimes et la krach est passé par là. Littérature de crise… Michel Houellebecq n’est pas loin quand au détour d’une phrase sont associées sur le même plan “la fête” (les restes d’un Noël terne) et “la consommation”. Plus loin, irruption de la parka, vêtement passe-partout, houellebecquien en diable, que Renaud doit rendre à La Poste mais croise à nouveau dans le RER, tout comme une dame à la “mine renfrognée”, associée, elle, à ses pékinois (p. 18)… C’est une ambiance de banlieue lointaine, calme mais “sans relief”, aux maisons en meulière, aux quais de gare froids et déserts. Le narrateur, pas dupe mais passif, y subit son sort, déjà, se laisse guider par les événements. Un personnage contemporain dans son irrésolution totale (“je fuis, donc, ce que j’ai toujours plus ou moins fait”, p. 30).
Des images, discrètes mais évocatrices, transposent dans le cadre les drames des hommes : “Dehors, le ciel a fini par crever”, “Les articulations de la cité grincent” (p. 46), “le plancher gémissant” (p. 84). La langue, précise et clinique, retranscrit la grisaille des villes, entre néologismes bien pensés (“polyèdre soviétiforme”) et légers décalages métaphoriques tentant d’esthétiser le réel : les centre commerciaux se transforment en grottes et en glaciers, acquérant une forme majestueuse. On se doit d’injecter de l’art et de la sève” (p. 28) dans un monde qui les a perdus.
Renaud, désormais chômeur, se retranche dans sa chambre de la Poste, en Gregor Samsa fumeur de shit, totalement incapable d’action. Il vit dans la terreur d’être démasqué et de se retrouver à la rue. Une épée de Damoclès qui, un jour ou l’autre, tombera mais le propre de la dépression est de ne savoir y faire face. Mentalement, en spectateur, il revisionne le film de sa chute, de la fiction familiale et provinciale gentiment mensongère (les gâteaux, la télévision, plaisirs simples) à la dureté de l’adolescence dissipée dans les anxiolytiques, l’alcool et le cannabis – le cocktail de nombre de timides. Les aspirations littéraires brisées par un écrivain de polars gauchistes à la Jean-Bernard Pouy, formateur épisodique de “victimes à venir de l’Education nationale” (p. 43). Les cuites à la fac à Limoges, les incursions en boîtes à partouze glauques (La Grotte d’Aphrodite, banale jusque dans ses fantasmes attendus d’infirmières salopes). L’enfermement urbain, enfin, qui rebute et pourtant fascine (“Ce paysage de banlieue oppresse et malgré tout je ne regrette pas la Corrèze”, p. 49). Outre Houellebecq, ses clubs échangistes et sa quête de sacré inassouvie, on pense au Val de Marne post-urbain et métallique d’un Dantec dans Les Racines du mal ou, de manière plus surprenante, à la menace de clochardisation, de violence brute de la rue qui guette la narratrice dans le Stardust de Miano.
Cette tragédie contemporaine n’est pas dépourvue de grandeur, du désir inespéré que “quelque chose de là-haut” advienne (p. 48) mais aussi acceptation, “presque”, de cette “atonie” (ibid.). Plus guère d’illusions collectives dans ce début du XXIème siècle où les utopies soixante-huitardes font figure de lointains souvenirs mais la débrouille, “plutôt mal que bien”, en héritage. In fine, ce drame solitaire est en commun, comme ces RER filant vers Paris, le drame discret et silencieux d’une génération précarisée.
Bel exercice critique, cher François. Je ne crois pas que je vais approcher de cela, qui va inhiber ma plume, j’essaierai de faire de mon mieux, mais je ne suis sûr de rien.
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