Van Artaud

(Texte écrit pour la revue « Echo Antonin Artaud »)

Commençons par le dire haut et fort : Van Gogh le suicidé de la société est sans doute le plus grand texte d’Antonin Artaud et un des textes majeurs de la poésie du XXème siècle (j’ai bien écrit : de la poésie). Artaud y trouve l’alliage parfait entre une pensée dense et le rythme, la rage et sa musique propre, même nerveuse et dissonante. Le texte le plus comparable serait Héliogabale (bref essai sur une figure historique à laquelle Artaud s’identifie). Si ce dernier est plus fouillé (on sait les recherches menées par Artaud), Van Gogh, écrit selon la légende en quelques jours, me semble plus puissant formellement. Comparée aux textes de la même période comme Suppôts et suppliciations ou Pour en finir avec le jugement de dieu, la charge d’Artaud contre les psychiatres est certes violente mais non dépourvue d’une forme d’humour : 

On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche (…)

Si la structure est étonnante – une introduction suivie d’un post-scriptum puis le livre divisé en chapitres brefs, suivi également d’un post-scriptum-, elle est relativement simple à suivre. Artaud bout toujours de colère mais d’une colère plus structurée. Il ne s’agit pas de “chier sur le baptême”, la France ou les institutions mais de prendre Van Gogh comme étendard d’une révolution silencieuse. Pourquoi le peintre dérange-t-il au point d’être suicidé par la société ? Pourquoi Artaud a-t-il vécu neuf ans interné comme le premier crétin des Alpes ? Parce qu’ils dérangent. Ils dérangent moins par leurs idées que par la forme même de leurs oeuvres, une forme vitale et anarchique qui ouvre une porte vers l’infini. C’est à une défense de l’infini, pour reprendre un titre d’Aragon, qu’Artaud va se livrer ici : 

Et il avait raison, Van Gogh, on ne peut vivre que pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini, il y a assez d’infini sur terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n’a pas su combler son désir d’en irradier la terre entière, c’est que la société lui a interdit.

Dans une lettre à Henri Parisot de Rodez le 9 octobre 1945, Artaud écrit qu’ »(…) on nous a distillé à tous nos perceptions, nos impressions et que nous ne les vivons qu’au compte-gouttes, respirant l’air des paysages par le dessus et le rebord et l’amour par le dehors du panier, sans pouvoir prendre tout le panier”. Van Gogh est celui qui va rendre la vie au paysage, redonner de l’air au paysage vrai. La nature, il la restitue dans sa fondamentale puissance, pas une nature domestiquée, retouchée par la main de l’homme, une nature polie et acceptable : 

Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh après Van Gogh mais je dirai que Van Gogh est peintre parce qu’il a recollecté la nature, qu’il l’a comme retranspirée et fait suer, qu’il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits.

Van Gogh, comme un voleur de feu, vient nous redonner la nature, épouvantable et fascinante, hors de tout contrôle sociétal. Voilà ce qui dérange “le conformisme larvaire” des notables du Second Empire qui ont perçu confusément qu’une telle éruption volcanique désagrège les institutions, perturbe “les crédences petites-bourgeoises de : LA BONNE SANTÉ SUFFIT” (Le Malade et les médecins). Voilà ce que les vociférations d’Artaud dans le micro de la Radiodiffusion française, ses incantations d’Indien fou provoqueront quelques mois plus tard. Le “Non, Van Gogh n’était pas fou” fait écho au “Non, je ne suis pas fou” de Pour en finir avec le jugement de dieu et Artaud oppose la lucidité du peintre, lucidité logée dans l’oeil, au délire des psychiatres eux-mêmes. 

Si Van Gogh glisse vers une forme libre et des glossolalies, elles demeurent assez peu nombreuses. S’il est poésie, c’est par le rythme, non seulement des glossolalies mais du texte dans son entièreté. Van Gogh n’est pas uniquement peintre mais poète et musicien. Ses toiles sont des drames shakespeariens où des forces barbares se jouent de nous. Artaud se fait lui-même compositeur, aligne des opéras de ciels, des symphonies de meules de foin. Musique qui culmine dans la description de la dernière toile peinte par Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Il s’agit  d’une collaboration post-mortem entre deux artistes que cinquante ans seulement séparent. Si nous ne voyons pas la nature de la même façon après Van Gogh, nous ne percevons pas cette toile de la même manière après Artaud. Qui d’autre aurait vu les corbeaux comme “les microbes noirs de sa rate de suicidé” ? La terre comme “ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé” ? Artaud repeint ce champ de blé, lit entre les lignes de ce ciel bas, “violacé, comme des bas-côtés de foudre”. Une toile réécrite par Van Artaud. 


A ceux qui n’ont pas lu Artaud, je conseille de commencer par Van Gogh. La “pléthore de sa puissance” (Le Malade et les médecins) s’y trouve, malgré le séjour asilaire, sous une forme intense mais lucide. Je pense aux pauvres étudiants en lettres ou en arts du spectacle traumatisés par la lecture du Théâtre et son double, texte théorique exigeant et, disons-le, plutôt aride. Van Gogh, à l’inverse, inclut le lecteur, cherche à le convaincre de la bonne santé mentale du peintre et de celle de l’auteur par conséquent. Comme la peinture gicle sur la toile, c’est un long orgasme verbal, une “insurrection de bonne santé”. Le verbe d’Artaud inonde la page, s’y répand généreusement comme la lave chaude du volcan mexicain qui clôt le livre, le mythique Popocatepetl.

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