Proust, roman familial est un livre au statut ambigu. Ce n’est pas, stricto sensu, un essai sur Proust, pas plus qu’une autofiction mais un témoignage de l’autrice sur son rapport, très intime, à la Recherche du temps perdu. Issue de la noblesse d’Empire du côté paternel et de celle d’Ancien Régime du côté maternel, les Luynes, Laure Murat a grandi précisément dans le milieu aristocratique que Proust n’a eu cesse de déconstruire. Dès son adolescence, elle entend parler des personnages de La Recherche comme de vagues cousins germains qu’elle n’a pas encore rencontrés. Quand elle lit finalement Proust, quelques années plus tard, c’est un choc. La Recherche fait plus qu’écho à son univers familial : elle l’éclaire d’une manière neuve. Subitement, elle prend conscience que son monde empile les formes vides, les purs “signes” définis ainsi par Gilles Deleuze dans son essai Proust et les signes :
« Le signe mondain ne renvoie pas à quelque chose, il en “tient lieu”. (…) On n’en conclura pas que ces signes soient négligeables. L’apprentissage serait imparfait et même impossible s’il ne passait pas par eux. Ils sont vides, mais cette vacuité leur confère une perfection rituelle, comme un formalisme qu’on ne retrouvera pas ailleurs. »
Proust accomplit le miracle de dévoiler le squelette de ce corps social, de faire passer ce monde de l’état gazeux à l’état solide-ce que la physique nomme joliment une « sublimation inverse ». Sur du vide, il bâtit du plein : la littérature, c’est-à-dire « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue”. Si les salons mondains demeurent de pures constructions sans fondements, ils débouchent néanmoins sur cette cathédrale qu’est La Recherche.
Si Murat semble être un nom lourd à porter, Proust, passionné d’onomastique, a cette capacité jubilatoire de créer une poétique des noms propres, que Roland Barthes qualifie de « forme linguistique de la réminiscence ». Cette identité gigogne peut se multiplier à l’infini ; les noms deviennent des tiroirs, des accordéons dont l’écrivain joue à merveille. Le nom, souligne Laure Murat, n’est qu’un apparat de plus, un piège que Proust tend au lecteur. Ainsi, le duc de Brabant, le prince d’Oléron et le prince de Viareggio ne sont qu’une seule et même personne connue sous le nom de baron de Charlus. De même, “Le Temps retrouvé” nous révèle que la nouvelle princesse de Guermantes n’est autre que… Madame Verdurin, son antithèse, veuve et remariée. Si les noms sont démonétisés, la littérature ne l’est pas, qui permet de donner corps à une réalité floue, agissant comme une “mise au point”.
Quelques années après sa lecture de l’oeuvre, Laure Murat accomplit un geste impensable pour les personnages proustiens murés dans la clandestinité : révéler au grand jour son homosexualité. Une révélation qui entraîne un rejet violent de sa mère, une mère froide, à laquelle l’autrice n’a “pas accès”. Une mère qu’elle veut rendre au “flot mouvant de l’existence”, à qui elle veut à son tour « donner la vie ». La rencontre entre elles ne se fera pas mais du moins Laure Murat sortira-t-elle du secret que partagent Charlus et Morel, Saint-Loup et peut-être Albertine. La vision de l’érotisme chez Proust est terriblement déceptive. Il s’intéresse moins à l’amour qu’à la jalousie comme puissant vecteur de fantasmes, comme une “machine à délirer”, une projection de rêves ouvrant de grands possibles littéraires telle la lanterne magique de l’enfance. Dans le cas des amours illicites, la honte et le silence sont plus partagés que le plaisir. Si Proust a fait l’objet de controverses dans sa représentation des « invertis » qui en fait presque le prototype de l’homosexuel honteux, il n’en a pas moins permis, selon l’expression de Laure Murat, d' »universaliser le sujet minoritaire”. A partir de “Sodome et Gomorrhe” et de la célèbre scène entre le baron de Charlus et Jupien, les personnages les moins soupçonnables sortent peu à peu du placard et, comme le note Charles Dantzig, on arrive à un extrême “inverse” où tout le monde ou presque « en est ».
C’est donc une véritable émancipation littéraire que Proust a permis à Laure Murat. Une libération par la lecture active aux pouvoirs réconciliateurs non seulement avec le temps mais avec le “roman des origines”. Dans une prose précise, personnelle et documentée, elle nous fait part de ses recherches presque obsessionnelles autour de l’univers proustien, dans les archives de la police ou les albums de famille. On reconnaît les grands auteurs aux exégèses qu’ils suscitent. Comme Artaud, Céline et quelques autres de ses contemporains, Proust a donné lieu à des thèses et essais multiples et régulièrement passionnants. Quand on écrit sur ces auteurs, ils écrivent également sur vous, poussent à explorer des pans intimes qui resteraient autrement dans l’ombre. Peut-être est-ce cela, au final, qu’on nomme sublimation inverse.
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