ZABRISKIE POINT

(Michelangelo Antonioni, 1970)

Au début des années 1960, Antonioni marque le cinéma italien et mondial avec sa “trilogie de l’incommunicabilité” incluant L’Avventura, La Notte et L’Eclipse. Une “tétralogie existentielle”, même, de l’aveu même du cinéaste, si on ajoute Le Désert rouge, mettant en scène son actrice fétiche et compagne de l’époque, Monica Vitti. Les caractéristiques de l’auteur sont posées : esthétisme, temps dilaté, intrigues vagues, solitude pesante. On adhère ou non à ce style ; en tous les cas, dans les sixties, Antonioni, avec Fellini et la Nouvelle Vague française, se pose comme un phare de l’avant-garde. Dans le deuxième moitié de la décennie, le maître de Ferrare se lance dans une trilogie en langue anglaise produite par Carlo Ponti : Blow Up (1966), Zabriskie Point (1970) et Profession : Reporter (1975). Le premier, tourné dans le Swinging London et mettant en scène un photographe témoin d’un meurtre, interroge la notion d’image et atteindra un statut culte, dont témoignent une Palme d’Or à Cannes et des remix ultérieurs, de Conversation secrète de Coppola à Blow out de De Palma. Le film suivant, Zabriskie Point (1970), se situe, lui, aux Etats-Unis, sur la Côte Ouest précisément, un point iconique de la  Vallée de la Mort lui donnant son titre. Un paysage aride pour un film qui l’est également mais où chaque point de détail fait sens dans le contexte de la contre-culture.

Monica Vitti-Deserto Rosso

La scène d’ouverture nous plonge au coeur d’une assemblée générale étudiante d’un campus de Los Angeles. Série de gros plans sur des visages juvéniles et concentrés avec des filtres jaune orangé. Antonioni ne filme pas toujours celui qui parle mais plutôt ceux qui écoutent. C’est confus, parfois déroutant comme souvent dans ce genre de débats et chacun expose ses arguments dans une relative cacophonie. On décide d’occuper la fac, on parle révolution armée et droits des minorités. Une Black Panther prend la parole : c’est Kathleen Cleaver dans son propre rôle, une membre du parti, plus tard contrainte à l’exil. A quel point les étudiants blancs peuvent-ils ressentir leur combat ? Ils sont prêts à mourir pour la cause et d’ailleurs n’en ont pas le choix. Un étudiant, blanc, de haute taille et au physique de jeune premier se lève et déclare, laconique : “Je suis prêt à mourir mais pas d’ennui”. Premier silence de l’échange. Malaise. Réactions outrées : “Who is he ?”. Le fauteur de trouble quitte la salle. C’est Mark (Mark Frechette), le rôle principal, presque trop beau, gueule de chanteur pop, poseur, même franchement agaçant, mais les personnages importent-ils ? Ici, comme dans Blow Up, nous sommes en terre de métaphore.

Métaphores américaines, bien sûr. Mark part en voiture, un pick up Ford. Il roule le long de panneaux publicitaires criards, cadrés en close-ups agressifs. Fantasme d’une Amérique fermière représentée sur une fresque murale qui se révèle un trompe l’oeil et ne dévoile qu’un entrepôt dont émergent plusieurs camions. La fable pastorale du chemin de fer parcourant une vaste prairie n’est plus qu’un décor derrière les marques exhibées crânement, les “Company” et “Incorporated” qui se dissolvent en montage frénétique, en une confusion de zone industrielle sur fond de stridences musicales. Condensé d’histoire du pays que seul un étranger pouvait filmer, de la mythique Americana à “la jungle des nombres et des lois” que trouva Lorca à Nueva York. Le trajet de voiture de Mark nous balade dans la civilisation de l’ersatz et débouche logiquement sur des palmiers hollywoodiens. Un retour au calme illusoire mais les feux sont rouges et l’étudiant, qui ne respecte rien, frôle l’accident. Mark s’adresse à son ami pour critiquer la réunion et exprimer son besoin d’action. C’est l’engagement face à la parole et l’individu face au groupe.  Après être passés chercher des camarades au poste de police, où Mark se fait appeler Karl Marx, les deux amis pénètrent dans une armurerie où on leur tient des propos racistes. Les esprits de Los Angeles s’échauffent, évoquant les émeutes de Stax qui ont fait trente-quatre morts cinq ans plus tôt. Pendant ce temps, un flash radio annonce le nombre de victimes au Vietnam et on constate qu’Antonioni, en vingt minutes, a réussi un tour complet de l’American death trip qu’explorera plus tard James Ellroy : publicité, police, armes à feu, émeutes raciales et napalm. Les automobilistes, deux cadres, demeurent sourds au décompte des morts comme au monde dans son entièreté – périmètre sécurisé. 

Parallèlement, nous faisons la rencontre de Daria (Daria Halprin), une étudiante plus sage d’aspect, travaillant dans une agence publicitaire pour subvenir à ses besoins. Longiligne, visage magnétique, yeux marron vert, elle apparaît comme Mark en figure de beauté juvénile. Elle est courtisée par un avocat de la firme à la Don Draper (l’acteur hitchcockien Rod Taylor) qui lui propose de la suivre dans un complexe touristique en développement dans le désert autour de Phoenix, dans l’Arizona. Le spot télévisuel à l’esthétique pop est d’une kitscherie et d’une laideur rare ; tout, même les humains, y est en plastique. Les slogans sont oxymoriques (“Become an independent man”) ou sexistes (“You girls will enjoy cooking”). Même le cactus du bureau du cadre à la Mad Men se révèle factice devant son arrière-plan de buildings et d’immense bannière étoilée.

Retour à la faculté de Los Angeles où les forces de police sont passées à l’affrontement avec les étudiants. Un jeune noir est abattu froidement. Mark s’apprête à sortir son arme mais le policier assassin tombe, atteint par une autre balle. Il ne peut que fuir, d’autant que son image a été capturée par des caméras -début de l’ère de la surveillance, dispositif dont on est truffé l’immeuble où travaille Daria. Attrapant un bus, il quitte la ville, longe encore des panneaux de réclames en forme d’ ironiques contrepoints : “Let’s get away from it all”, dit l’un. Une publicité pour une compagnie aérienne qui pour une fois recolle au réel. Un avion passe dans le champ, que Mark suit du regard, songeur. Une idée émerge. Fantasme d’Icare… Mark vole à tous les sens du terme, s’emparant de ce moyen de transport avec flegme et désinvolture. Etrange, l’idée de certains critiques de blâmer Antonioni de l’invraisemblance, comme si le reste de son oeuvre s’inscrivait dans le réalisme… On pense à Godard, bien sûr, à la fuite de Michel Poiccard après le meurtre du flic d’A bout de souffle, à l’épopée des amants maudits de Pierrot le Fou – un film où l’esthétique publicitaire est aussi clairement affichée.

Quand Mark vole, Daria reste à terre, se dirigeant vers Phoenix en voiture sur fond de bande-son au parfum d’époque, Pink Floyd, Jerry Garcia, Youngbloods et un blues des Stones chanté par Keith aux paroles évocatrices. “You’ve got the silver, you’ve got the gold”, car c’est de cela qu’il s’agit, de l’or pur de la jeunesse que ni les pigs ni les discours creux ne pourront jamais abîmer. Les deux héros grecs se rencontrent, dans le désert évidemment, plus vraiment rouge mais terre asbtraite. Terre mythique, de cinéma aussi, fordienne et hitchcockienne encore. Il descend en piqué vers elle (North by Northwest), qui conduit seule dans le désert (Psycho). S’ensuit un rituel de séduction proche de la corrida : elle gratte le sol de ses talons et il lui lance un chiffon rouge. L’avion se pose dans le désert et les trajectoires se rejoignent. Nous sommes au coeur du dispositif théorique et de la Vallée de la Mort, au point culminant de Zabriskie Point à cinquante-cinq minutes précises sur les une heure cinquante du film – dans cette mécanique de symboles, rien ne semble laissé au hasard. Nous sommes dans un cinéma pur où le dialogue a peu d’impact. Néanmoins, Mark et Daria parlent, évoquent les émeutes et la grève, la drogue que le jeune homme ne prend pas, usant de cette belle expression de voyage de réalité – reality trip. Ils courent, innocents dans la Vallée de la mort où ils ne craindront aucun mal. La libération passe par le rêve mais aussi le contact physique. Quand Mark et Daria s’unissent, l’amour les démultiplie en une chorégraphie solaire – une série de couples à l’identique batifolant dans le désert.

Cet instant ne restera qu’un intermède. Les trajectoires de nouveau se séparent, elle en voiture et lui en avion qu’il tente de ramener au propriétaire. Tandis que son amant éphémère est abattu par la police, Daria parvient au luxueux complexe, oasis au coeur du désert où l’attend le riche executive. Un monde de l’artifice intégral où même les sources sont créées de toutes pièces. Un “bigger splash” à la Hockney où des ménagères elles-mêmes refaites lézardent au bord d’une piscine. Ce monde de cauchemar climatisé, le coeur de Daria ne le supporte plus et son esprit fait exploser le bâtiment de béton sinistre. Le “bigger splash” devient explosion, explosion de biens à la Warhol, lessive, téléviseur, frigo, des objets quotidiens rendus à leur fonction esthétique, leur sublime inutilité. Cette explosion de beauté clôt le film, toujours sur fond de musique de Pink Floyd. C’est “blow up”, littéralement, mais tout n’était qu’un rêve, bien sûr – cosa mentale.

F.A., 24/06/2023

Un commentaire sur “ZABRISKIE POINT

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  1. Je ne connais pas ce film et ne suis pas un grand fan de son auteur. J’ai pourtant apprécié L’Eclipse et surtout Profession reporter. Mais Le Désert rouge m’avait accablé. Bonne journée. ________________________________

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