HEAT

(Michael Mann, 1995)

Dès le premier plan, tout est dit. Les couleurs métalliques. L’ambiance urbaine. Le vide. La nuit. Sortant d’un nuage de fumée, un métro entre dans une station déserte de Los Angeles. A bord, on distingue à peine le conducteur et une vague passagère. Deuxième plan, d’un angle opposé : la gare comme un vaisseau fantôme, irréel et sur-éclairé. Deux plans sans enjeu narratif. Deux plans pour poser le décor. Michael Mann est le cinéaste des villes de nuit, des zones industrielles, des parkings, des autoroutes et des entrepôts comme Terrence Malick est celui des brins d’herbe, des arbres et des nuées d’oiseaux. Puis, le gangster Neil Mc Cauley (Robert De Niro) descend de ce même métro, déguisé en ambulancier, et se faufile dans un hôpital pour y dérober un véhicule. Il est à l’aise en toutes circonstances, chez lui partout (et donc nulle part). Pendant ce temps, Vincent Hanna (Al Pacino), son double flic, à peine sorti du sommeil, étreint avec vigueur sa femme (Diane Venora). D’emblée, il est en pleine action. Sa belle-fille (Natalie Portman) attend son père ; c’est une adolescente fragile, nerveuse et en manque d’affection. Chris Shiherlis (Val Kilmer) va acheter des explosifs. Michael Cerrito accueille Waingro, un nouveau venu dans la bande, étrange et un peu malaisant. Quelque chose se prépare.

Une scène sur chaque personnage. On ne perd pas de temps. L’action, tout de suite. Mise en scène alignée sur le braquage : précise, nette, millimétrée. Chacun remplit son rôle…ou presque. “Real tight crew ?”, questionne Waingro. “Real tight family ?”, demandera plus tard Mc Cauley à sa compagne. Un film sur les liens qui se font et qui se défont. Le braquage, malgré un incident, fonctionne. Vincent Hanna se met sur le coup. Arrivé sur la scène de crime, il regarde à peine les cadavres, évalue froidement la qualité technique du gang. Business as usual. Un film sur des gens qui bossent, comme le souligne Alexandre Astier, grand fan de Heat. Rien à voir avec les policiers des films français qui étalent leurs états d’âme.  Flic et voyou. Chat et souris. Nous sommes sur des bases de polar classique. Seulement, Michael Mann va pousser loin le thème de l’obsession, de la fascination ambiguë qu’éprouve le chasseur pour sa proie. Mc Cauley est le Moby Dick, la baleine blanche qui fascine Hanna. Entre les deux une relation se noue, sur fond de respect mutuel. Peut-être la seule relation d’un film où tous les personnages sont seuls. Seuls et perdus dans une ville trop grande et jamais à échelle humaine. Michael Mann retranscrit L.A. en gros plans ou en plans d’ensemble, parfois filmés d’hélicoptères. De même, dans Collatéral (2004), nous sommes dans l’espace clos d’un taxi ou dans les airs. L’entre-deux n’existe pas.

Tom Cruise dans Collatéral


Seul, Vincent Hanna, dont la vie est “une zone de guerre” et qui erre comme un fantôme dans les ruines de son troisième mariage. Seule, sa femme, desperate housewife sous Xanax qui se compromet avec un amant dans le seul but de le faire réagir. Encore plus seule, sa belle-fille, qui va jusqu’à se trancher les veines en guise d’appel au secours. Seul, Neil Mc Cauley, dans son loft bleuté et post-moderne, désertique face à l’océan. Sa philosophie de la vie repose sur la solitude : “N’aie rien que tu ne puisses abandonner en quinze secondes si tu vois les flics au coin de la rue”. Une philosophie qui va se heurter à sa rencontre avec une femme, provinciale seule dans la grande ville (“I get pretty lonely sometimes”). Seul, Chris Shiherlis, qui aspire pourtant à une vie de famille, un idéal incompatible avec son métier à haut risque. Seuls, les personnages éphémères comme la prostituée toxicomane assassinée par Waingro, qui disparaît de la vie et du film aussi vite qu’elle y est entrée.

Ponctué de morceaux de bravoure (le premier braquage, la fusillade), Heat est pourtant un film d’auteur au rythme lent, qui réécrit par son brio formel un scénario cousu de fil blanc. L’unique scène de discussion entre les deux personnages centraux vient le scinder en deux parties. Elle superpose à l’enjeu du film un moment fort cinéphilique : la première scène où les deux acteurs italo-américains partagent l’écran. Elle sera nocturne, bien sûr. Sur une aire d’autoroute, évidemment. Peu avant, une scène étonnante avait permis un retournement de situation. Ce n’est plus le flic qui observe le gangster mais le gangster qui observe la flic. Qui se sent traqué ? Qui admire l’autre ? Qui a une longueur d’avance ? Comme son nemesis, Mc Cauley refuse “une vie normale”, dont il donne une définition parfaitement américaine : “What’s that ? Ball game and barbecue ?”.

Cette addiction à l’adrénaline est le lien ténu qui les unit (dans une version précédente du script, Hanna était accro, plus littéralement, à la coke). Braquer ou chasser n’est pas une fin en soi mais une façon de se maintenir en vie. “I do what I do : take scores”, dit le gangster. « You do what you do : try to stop guys like me », ajoute-t-il comme un constat. Chacun son rôle. Sans rancune. Rien ne sert d’égratigner le destin. Un personnage de repris de justice tente de se réhabiliter. Manque de chance, il est réengagé in extremis par Mc Cauley et trouve la mort lors d’une course-poursuite. Seuls les tordus parfois dérapent : c’est Waingro qui, à deux reprises, va faire échouer Mc Cauley. Après l’ultime braquage, ce dernier a un plan de sortie, préparé avec minutie par son fournisseur de tuyaux, Nate (Jon Voight). Avec la femme de sa vie, il va gagner les îles Fidji, couler une retraite paisible et voir des algues iridescentes. Un rêve de bonheur tellement cliché qu’il semble louche depuis le début. Au volant d’une puissante berline, il se dirige vers ce futur radieux, traversant un long tunnel blanc. Une scène en apesanteur. Un avant-goût du paradis.

Ce n’en sera qu’un avant-goût. Son passé le rattrape. Il bifurque. Il veut absolument tuer Waingro, se faire justice avant le départ. Mc Cauley n’a pas réussi tous ses coups sans être un grand obsessionnel. Qu’un détail ou un homme lui échappe, c’est ce qu’il ne peut supporter. Veut-il couler des jours tranquilles ou rester toujours sur la brèche, cultiver sa propre angoisse pour se maintenir éveillé ? Est-ce qu’il désirait les Fidji, avant-goût de la mort, ou une confrontation avec Hanna, son frère d’armes et d’insomnie ? Dernière scène nocturne, en écho à la première. Nous ne sommes plus sur un quai de métro mais sur un tarmac d’aéroport. Profitant d’un rai de lumière, Hanna abat Mc Cauley et lui tient la main jusqu’à son dernier souffle, tel Rafael Nadal consolant Roger Federer, son rival et néanmoins ami. Mc Cauley ne s’en sort pas si mal. Chris Shiherlis a survécu à ses blessures mais perdu sa raison de vivre (sa femme, avec qui “le soleil se levait et se couchait”). Quant à Hanna, il rentre chez lui, l’âme en peine. Il vient de buter son seul allié.

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