Mémoire vive (Version longue)

Premier jour, aube d’une ville nouvelle. Six heures, dimanche, au saut du lit. Les gouttelettes s’étendent sur la vitre, créent des formes étranges et fugaces. Malgré le climat, ou à cause de lui, on a envie de prendre la voiture, d’aller se promener en forêt. On garera la 206 sur un petit parking désert, on restera quelques minutes au chaud, un CD dans l’autoradio diffusant un blues du delta : Skip James-Early recordings. Puis, abrité sous un parapluie, on s’engagera dans des sentiers, on humera la terre gorgée d’eau. Le sol sera jonché de châtaignes, les sous-bois pleins de champignons. Mais ce qu’on guettera avant tout, ce sera la couleur des fougères, le passage du vert à l’orangé qui matérialise en ces terres l’arrivée des mois d’automne. 

On baisse un instant le parapluie, on s’abreuve de gouttes sur le visage. La pluie, il faut la faire mouiller, la prendre sur sa langue, l’humecter. Le bruit mat de son rebond sur les feuilles nous émeut de manière souterraine, révélant enfouie en nous la plénitude d’une naissance. La ville n’est qu’à un petit quart d’heure, une ville grise et fonctionnelle, mais qui ne menace pas la forêt. Elle ne sait empiéter sur le végétal,  un territoire qui la précède et où se jouent des commencements, se recollent des morceaux d’épaves. Par l’entremise de la forêt, la banlieue ne manque pas de charme ; la tutelle des arbres centenaires l’abrite de sa bienveillance. La ville nouvelle ne l’est pas vraiment et même ses bâtiments modernes, issus de cerveaux technocratiques, se dissipent dans le paysage. Nous sommes un centre décentré : ici, c’est le coeur du Grand Paris. Son poumon vert, son second souffle. La cité de verre translucide requiert l’opacité des sous-bois, refuge des brigands et des rêves. On joue aux cowboys et aux indiens ; on part à la chasse au trésor. On prend des chemins de traverse et on remonte le Rio Grande. Puis, on revient au poste frontière, à la résidence surveillée mais on a acquis la certitude que l’enfance n’est jamais très loin, ni le songe qui lui est accolé. Je me suis dirigé vers le parking, mettant un terme à la promenade, et le blues de Skip James a résonné quand j’ai rétabli le contact. 

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