HEAVEN’S GATE (2)

Un monde sans classes ?

Le titre, bien sûr, est ironique : “Heaven’s Gate” est le nom du dancing où se réunissent les immigrants, misérable petite salle des fêtes où on vient se saouler la gueule, même si la scène de danse entre Ella et Jim Averell constitue un des rares moments paradisiaques du film. Personne ici ne sort vainqueur, ni Averell, ni Nate ni Billy ; c’est un film mélancolique, qui renvoie chacun à son néant. Un film dans lequel tout tourne en rond. Le motif circulaire le rythme d’ailleurs à trois reprises : la scène de la danse à Harvard, la fête des immigrants en patins à roulette et la bataille finale. Trois périodes : thèse, antithèse, synthèse. Ou plutôt situation initiale (une bourgeoisie dominante), tentative de rébellion et retour à la normale (Averell épouse la femme qu’il aurait dû épouser trente ans plus tôt, comme si le reste du film n’était qu’un rêve). Le motif du cercle correspond, de l’aveu de Cimino, au cycle de la vie, à un « fait inévitable ». Il cite les Indiens des plaines, pour lesquels tout est circulaire ; on pense au motif hégélien de l’histoire comme une boucle qui se répète.

Première partie : le bal à Harvard

Le retour à l’ordre social est annoncé par Billy dès le début du film. Il importe de revenir sur la première partie, certes brève mais qui à bien des égards fournit d’importantes clés de lecture. Elle se situe à Harvard, en 1870. La future élite de la nation s’apprête à recevoir son diplôme de fin d’études. Scène de graduation party qui semble hanter depuis toujours l’imaginaire américain. Le doyen de l’université, incarné par Joseph Cotten, prononce un discours devant une foule d’étudiants chahuteurs, au rang desquels figurent Averell et son comparse Billy. Nous sommes cinq ans après la fin de la Guerre de Sécession et de l’aveu même de Cimino, le doyen prononce un discours de réconciliation, demandant aux privilégiés d’user de leur éducation et de leur influence pour guérir le pays – ce qu’Averell tentera de faire, en vain. Chacun est à sa juste place, les femmes au fond et de blanc vêtues. Le doyen parle d’impératif catégorique (« imperative duty ») et de rites sacrés. Il insiste sur l’idée de diffuser le savoir et la culture au peuple ; Billy fait des farces de carabin.

L’orateur mise sur l’éducation d’une nation à des idéaux élevés. Puis Billy monte à la tribune. On devine qu’il est un étudiant brillant et populaire. Il tourne en dérision le doyen, avec une dose de cynisme, et finit par affirmer que rien ne changera jamais, que les pôles resteront à leur place – ce qui se révélera exact. Il réfute l’idée d’un bouleversement et juge l’ensemble “bien arrangé”. Le soir même, Billy, nostalgique et déjà en état d’ébriété, prononce deux fois la phrase “It’s over”. Qu’est-ce qui se termine ainsi ? Sans doute le temps de l’innocence, où Billy pouvait jouir de la vie tout en ironie, sans affronter l’âge adulte. Mais aussi le rêve américain – les deux amis ont le visage maculé de sang, prémonition terrible de la fin.

La société américaine, ose affirmer Cimino, s’est construite sur un mensonge : l’abolition des classes sociales. C’est sans doute le propos le plus radical du film, qui ose ramener Marx sur la terre du maccarthysme. Ainsi, le prologue nous expose une société aristocratique sur un modèle européen (Harvard comme réplique de Cambridge). On y danse sur “Le Beau Danube bleu”, on s’y habille élégamment. L’influence de l’Ancien Monde en terre américaine est prégnante tout au long du film : musique ukrainienne, paysages et scènes qui évoquent la littérature russe, comme la chapka d’Isabelle Huppert. C’est donc un cinéma viscéralement américain mais curieux d’autres continents que nous propose Cimino. Le début du film évoque les romans de Henry James ou ceux d’Edith Wharton, dépeignant la haute société new-yorkaise de la fin du XIXème siècle, dont un a été porté à l’écran par Scorsese –The Age of Innocence, précisément.

Daniel Day-Lewis et Michelle Pfeiffer dans “The Age of innocence”

Prenons les personnages centraux. Averell s’élève contre sa classe sociale en prenant le parti des immigrants contre le syndicat des éleveurs. Il n’est plus le bienvenu parmi les siens, et même s’auto-exclut de ce monde : « You’re not my class », dit-il à Canton. Après avoir tenté vainement de calmer le conflit en tant que représentant de la loi, il finit par prendre les armes et utiliser son savoir-faire contre ses pairs. Il tombe amoureux hors de sa classe, d’une prostituée. Néanmoins, il ne peut empêcher le massacre des marginaux (« This is no longer a poor men’s country », assène Canton comme un constat). Après le meurtre de la femme qu’il aime, Averell retourne, la mort dans l’âme, dans l’enfer moite de la bourgeoisie. La scène finale le montre sur un yacht à Newport, une riche station balnéaire. Il étouffe littéralement sur ce luxueux cercueil flottant et doit sortir prendre l’air, de même que Billy se plaignait du manque d’aération au syndicat des éleveurs, qui le poussait à l’éthylisme.

Le shériff Jim Averell s’oppose aux hommes de main du syndicat.

Billy se décrit lui-même comme « une victime de sa classe », argument brandi à Averell pour justifier sa lâcheté. Pas dupe, il s’oppose frontalement au projet sinistre des éleveurs mais ne peut que se cantonner au rôle de bouffon shakespearien : s’il peut dire la vérité, c’est que personne ne le prend au sérieux. Impuissant à arrêter le massacre, il est contraint d’y participer. Sa fuite se situe dans l’alcoolisme, la projection dans d’autres époques (« the old days ») ou d’autres lieux (il évoque avec nostalgie Paris au coeur de la bataille). Populaire dans le monde étudiant, il constate avec amertume que ses poèmes n’étaient que des mots, inaptes à affronter le réel : « what you gonna do Billy ?”, demande Averell.

Nate Champion, rival amoureux d’Averell, est aussi son double inversé. D’une classe sociale inférieure, il se range d’abord du côté des riches, par haine des immigrants récents. Dès sa première scène, il exécute froidement un  “settler” du nom de Kovacs et enjoint la cohorte des nouveaux venus à rentrer chez eux. Cependant, en découvrant le nom d’Ella sur la liste, il se range du côté de sa classe d’origine et le paiera au prix de sa vie. Les parcours d’Ella et de Franck Canton sont moins tortueux. La fiancée du shériff est immédiatement une cible, les éleveurs l’accusant d’échanger des faveurs sexuelles contre du bétail. Canton est du côté de la force et de l’ordre. Il s’emploie à éliminer les « anarchistes », à faire renvoyer le shériff, à prendre possession de la ville et des tribunaux. Il orchestre cyniquement le massacre, se targuant du soutien du sénat, de la chambre des représentants et du président des Etats-Unis. Ironie de l’histoire, le personnage réel était lui-même un transfuge de classe et un ancien hors-la-loi.

Nate Champion exécute froidement un immigrant.

Mort et seconde vie d’un film culte

Le tournage se termine donc en mars 1980. Selon la légende, Cimino change les serrures de la salle de montage pour que personne ne voie le film avant qu’il ait son final cut. Le 26 juin, Cimino projette aux cadres d’United Artists une version de 5h25. Ces derniers refusent catégoriquement de sortir un film de cette longueur et envisagent à nouveau de répudier le réalisateur (ils avaient déjà envisagé lors du tournage de le remplacer par Norman Jewison ou David Lean). Cimino promet de travailler à un nouveau montage, auquel il consacre toute son énergie au cours de l’été et de l’automne, et réduit le film à sa durée actuelle de 3h39.

La première du 19 novembre 1980 a tout de suite un parfum de désastre. Les sièges claquent, les esprits s’échauffent. A l’entracte, Cimino s’étonne que personne ne boive de champagne et un assistant lui rétorque : « Ils détestent le film, Michael ». Les critiques ne sont pas en reste. Vincent Canby du New York Times parle d’un désastre absolu et en arrive à la conclusion que si Cimino avait vendu son âme au diable pour réaliser The Deer Hunter, le diable lui a fait payer. Le film ne reste qu’une semaine à l’affiche et la sortie mondiale est retardée. En avril 1981 sort dans l’indifférence totale une version charcutée de 2H29. Le film ne tient que deux semaines à l’affiche et rapporte à peine trois millions de dollars, loin des quarante-quatre qu’il a coûté.

Film trop long ? Règlement de comptes de la presse envers la personnalité mégalomane de Cimino ? On peut trouver diverses justifications à l’échec du film. Sans doute existe-t-il des raisons plus profondes : Heaven’s Gate prenait à contrepied une Amérique reaganienne qui se voulait de nouveau triomphante. Le film est un tel échec que le studio est proche de la banqueroute. Transamerica vend United Artists, ayant perdu toute confiance en la société et son management. Pour nombre d’observateurs, Heaven’s Gate marque la fin du Nouvel Hollywood et de ses excès. Les producteurs vont se rabattre sur des blockbusters plus calibrés et plus sûrs. La carrière de Cimino ne s’en remettra jamais vraiment. Ce n’est que cinq ans plus tard qu’il sort son film suivant, L’Année du dragon, un polar autour des Triades chinoises à New York ; le film est froidement accueilli. Deux ans plus tard, Le Sicilien, adapté d’un roman de Mario Puzzo, ne rencontrera pas plus de succès. Deux films seulement dans les années 90 : Desperate Hours et Sunchaser, passés presque inaperçus. Cimino aura d’autres projets ambitieux, comme une adaptation de La Condition humaine  de Malraux, avortés faute de moyens.

Les autres cinéastes du Nouvel Hollywood seront des victimes collatérales de cet échec. Coppola tournera des films plus indépendants (Rumble Fish, Outsiders), Scorsese piétinera un peu avant le succès des Affranchis à la fin de la décennie. Seul De Palma s’impose à la tête de grosses productions comme Scarface ou The Untouchables. Dans son livre Le Nouvel Hollywood, Peter Biskind souligne que le désastre qu’a vécu Cimino aurait pu tomber sur un autre. Ainsi, le tournage d’Apocalypse now avait été pour le moins… apocalyptique. Dépassements de budget, drogue, crise cardiaque de l’acteur principal, tempêtes qui détruisent le plateau… Coppola avait selon la légende hypothéqué sa maison pour le film. Idem pour William Friedkin qui part tourner dans la jungle d’Amérique du Sud Sorcerer, son remake du Salaire de la peur : le film coûte cher et fait un flop.

Robert Duvall, parfumé au napalm dans “Apocalypse Now”

En 2012, le film est présenté dans une version « director’s cut » de 216 minutes au festival de Venise en présence de Cimino. Il est bien reçu, puis projeté également au New York Film Festival et en France. Le directeur du festival de Venise parle d’un film massacré à sa sortie par des producteurs nerveux et d’une des plus grandes injustices de l’histoire du cinéma. Dans un article sur la réception du film en 2015, Nicholas Barber souligne que les scènes considérées comme excessives en 1980 – le bal, le patin à roulettes- sont précisément les plus bluffantes. Commentant la situation des migrants, il ajoute : « Le film, si mal reçu en 1980, n’a jamais été si actuel qu’aujourd’hui. »

La nouvelle version est la seule que Cimino cautionne entièrement. A l’invitation de la productrice Joann Carelli, il a lui-même travaillé à cette restauration pendant près d’un an. Il se dit heureux du résultat. Le film est aujourd’hui placé très haut par nombre de cinéphiles, tant pour sa beauté plastique que par sa densité humaine et politique. Cimino décède en 2016, mais au moins a-t-il vu son grand œuvre revalorisé. Le film fait désormais l’objet d’un culte. En 2017, l’auteur français Yannick Haenel rend hommage à La Porte du paradis dans Tiens ferme ta couronne. Le narrateur a écrit un énorme scénario sur la vie de Herman Melville, refusé par tous les producteurs. Un jour, on lui procure le numéro de téléphone de Michael Cimino, qui accepte de lire son manuscrit et de le rencontrer à New York. Le roman alterne autofiction et hommage au cinéma sauvage des années 70 (Cimino, Coppola, Herzog).

Extraits :

« Ce que racontait le film de Cimino, c’était que l’Amérique, après la liquidation des peuples indiens, avait continué à se fonder sur un programme d’extermination et que le capitalisme n’était pas l’expression du rêve de cette jeune nation mais déjà son cauchemar. »

« J’aimais particulièrement ce film parce que la lutte des classes y était racontée, à la manière de Flaubert, à travers une scintillation de cérémonies : il y avait le sexe, la danse et la mort. et plus encore, il y avait l’immensité des ciels d’azur qui écrasaient les personnages, il y avait les montagnes Rocheuses, celles du Colorado et du Montana, avec leurs cimes enneigées où étincelait parmi des hardes de cerfs le daim blanc de la vérité, il y avait des prairies sans fin traversées par des convois de migrants qui s’enfonçaient dans la boue, il y avait cette lumière dorée qui donne à la tragédie sa couleur d’espérance. »

« Cette longue scène de fête où les immigrants, avant leur massacre, dansent en patins à roulettes sous le hangar du Heaven’s Gate, cette porte du paradis, qui ne sera finalement pas l’autre nom de l’Amérique, ni celui d’aucune Terre Promise, mais une pauvre salle des fêtes tamisée de lumière rousse, où, dansant au rythme doux-amer de la musique cajun, grouille le troupeau des éternels sacrifiés de l’Histoire. »

Le film est en effet une ode à ces sacrifiés de l’Histoire, rayés du récit national, avec l’aide du gouvernement. Il a tous les ingrédients du chef d’oeuvre (photographie somptueuse, musique lancinante, personnages vibrants et complexes, envergure philosophique) mais conserve une part maudite, à l’image de ses hordes de migrants qui lui confèrent plus que jamais une actualité douloureuse.

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