(Michael Cimino, 1980)
Un pari risqué
Au moment de tourner Heaven’s Gate, Michael Cimino a le vent en poupe. Débarqué à Los Angeles moins d’une décennie plutôt, il a déjà tourné deux films, un succès d’estime (Thunderbolt and Lightfoot) et une réussite critique et commerciale (The Deer Hunter), qui l’inscrivent dans la droite ligne du Nouvel Hollywood et de ses confrères italo-américains (Coppola, Scorsese, De Palma). En 1979, The Deer Hunter lui a rapporté cinq oscars dont meilleur réalisateur et meilleur film. Cette fresque violente sur le Vietnam et ses effets post-traumatiques ne flattait pas le pays dans le sens du poil mais avait su toucher le public.
Pour son projet suivant, le studio, United Artists, lui donne carte blanche. Dans les rôles principaux, Cimino choisit Kris Kristofferson, un chanteur folk déjà utilisé au cinéma par Sam Peckinpah, Christopher Walken et Isabelle Huppert, qu’il a découverte par hasard dans Violette Nozière de Claude Chabrol. Le tournage, qui commence le 16 avril 1979 dans un village du Montana, prend très vite du retard. En cause, le perfectionnisme maniaque de Cimino, qui fait reconstruire toute une rue d’un décor qui ne lui convient pas. Il tourne deux-cent vingt heures de rush, plus de cinquante prises de certaines scènes. Le film, qui devait sortir originellement le 14 décembre 1979 et coûter onze millions de dollars, est à peine fini de tourner en mars 1980 et en coûtera plus de quarante-quatre.
Le sujet du film est risqué : la Guerre du Comté de Johnson, entre 1889 et 1893, un épisode peu reluisant et méconnu du mythe de l’Ouest. Le conflit commence lorsque de riches éleveurs persécutent à travers les pâturages du Wyoming de nouveaux immigrants, qu’ils accusent de voler du bétail. La violence culmine à Powder River Country, lorsque des as de la gâchette sont embauchés pour anéantir la concurrence. Lorsqu’ils apprennent l’arrivée de ces hommes armés, les petits agriculteurs et éleveurs, ainsi que des représentants de la loi, forment une troupe pour les combattre. La guerre prend fin avec l’intervention de la cavalerie des États-Unis, envoyée par le président Harrison.
Une autre histoire de l’Ouest
Le “Homestead Act” permet de situer le contexte. Littéralement “loi de propriété fermière”, elle est promulguée par Lincoln le 20 mai 1862 et permet à chaque famille pouvant justifier qu’elle occupe un terrain depuis cinq ans d’en revendiquer la propriété privée. Si la famille y vit depuis six mois, elle peut également acheter le terrain à prix modique. Cette loi a joué un rôle éminent dans la conquête de l’Ouest (“Manifest Destiny”) et a participé au mythe de la Frontière. Elle a par ailleurs encouragé des millions d’Européens à émigrer vers les États-Unis et contribué à l’importance de la notion de propriété privée. Or, la mesure n’a pas été une réussite totale, loin s’en faut : ainsi, on estime qu’environ la moitié des homesteaders ne sont pas parvenus à vivre de leurs terres. Les raisons en sont multiples : le climat, le manque de connaissances agricoles et de moyens…
Les références aux conflits entre les éleveurs bien implantés et les immigrants plus récents (« rangers » contre « settlers ») préexistent dans d’autres westerns. Dans Shane, l’Homme des vallées perdues de George Stevens (1953), un « settler » menacé par de riches fermiers locaux sera pris sous son aile par Shane, un cowboy solitaire. On y trouve cette réplique, de la bouche d’un des éleveurs :
« Nous avons fait ce pays, avec notre sueur et notre sang. Nos troupeaux étaient volés par des Indiens et des vagabonds. Nous avons contrôlé la situation. Puis, sont arrivés des personnes qui n’ont jamais connu les difficultés des débuts et qui viennent me prendre mes terres, mon eau. Ceux qui ont pris des risques et fait le travail n’auraient donc plus de droits ? »
Réponse du nouvel arrivant :
« Vous n’avez pas découvert ce pays. Il y avait des trappeurs et des Indiens avant vous. Vous nous parlez de vos droits mais le gouvernement ne voit pas les choses de cette manière. »
Si la base historique est réelle, la version qu’en donne Cimino prend un certain nombre de libertés. Les trois personnages centraux, le marshall Jim Averell (Averill dans le film), Nate Champion et Ella Watson ont bel et bien existé mais leurs destins diffèrent assez de ceux représentés dans le film. Ce qui est avéré historiquement est que le 20 juillet 1889, un détective nommé George Anderson accuse Ella Watson, une fermière (rien n’atteste qu’elle fut prostituée) d’avoir volé du bétail à un autre propriétaire. Les éleveurs font arrêter Watson et son mari Jim Averell, qui sont pendus à un arbre (un des rares cas dans l’histoire de l’Ouest où une femme fut lynchée).
Nate Champion, pour sa part, était également un petit propriétaire terrien qui fut accusé à tort de voler du bétail. Il s’était soulevé contre la pratique des riches éleveurs consistant à s’approprier tout le bétail non marqué comme leur appartenant (on peut d’ailleurs se demander qui vole qui en la circonstance). Première cible des tueurs embauchés par le syndicat des éleveurs, il a été célébré pour son héroïque résistance dans sa cabane assiégée et une lettre qu’il a laissée au sujet des événements. Franck Canton était un ancien hors-la-loi puis shérif local sous un nom d’emprunt. Il a mené la campagne contre les supposés voleurs de bétail locaux, à la tête d’une équipe de tueurs.
William C. Irvine (Billy) fut un propriétaire impliqué dans la Guerre du Comté de Johnson et un homme politique. Rien n’indique qu’il était en opposition avec les idées de ses pairs, ni qu’il ait connu Jim Averell. De même, la présence d’immigrants d’Europe de l’Est n’est pas attestée ou du moins massive au Wyoming en cette période. Si certains détails sont avérés, leur appropriation par Cimino crée une mythologie négative, exact contrepoint de la mythologie de l’Ouest plus triomphante d’un certain western à la John Wayne.
Le western critique du mythe de l’Ouest a déjà ses lettres de noblesse à l’époque de La Porte du paradis, si tant est que le western ait jamais été un genre bêtement pro-américain. Le western pro-indien produit dans les années 50 des films comme La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950) mettant en scène l’histoire de Cochise et son amitié avec un homme blanc incarné par James Stewart. Dans Bronco Apache, un film de Robert Aldrich (1954), Burt Lancaster incarne le guerrier indien Massaï, qui, suite à la reddition de son chef Geronimo, continue à se battre pour son peuple. Dans Les Cheyennes (1964), le maître du genre John Ford rend hommage à ce peuple martyrisé. L’originalité de La Porte du paradis tient peut-être au fait que des blancs massacrent d’autres blancs. Comme le dit Billy, non sans cynisme : « on ne peut tout de même pas tous les massacrer, ce ne sont pas des Indiens… ».
La suite bientôt ? ________________________________
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Oui, la semaine prochaine.
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