THE BACHALL ISU, LA CANNE DE SAINT-ARTAUD

THE BACHALL ISU, La Canne de Saint-Artaud, Illios Chailly, Editions de l’Ecureuil

Chaque année, la vie et l’oeuvre d’Antonin Artaud (1896-1948) continuent à être scrutées et produire un intense appareil critique. Difficile, cependant, de trier le bon grain de l’ivraie dans cette sur-Artaldologie. Un grand nombre d’essais se limitent à des conjectures vaines, de l’interprétation sur de l’interprétation, rendant le message illisible, ou enferment le Mômo dans le carcan de ronflantes analyses universitaires. Déjà auteur d’une thèse de troisième cycle et d’un ouvrage consacré au poète (Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé, Editions Libertaires, 2018), Illios Chailly a le mérite de proposer une vision originale et centrée sur un point précis : la fameuse canne de Saint-Patrick, qu’Artaud affirmait avoir en sa possession au cours de l’année 1937 et qui l’a mené en Irlande, sur les traces de ce personnage. L’auteur cherche à décrypter de manière claire, précise et analytique cette période trouble de la vie d’Artaud, à proposer un éclairage neuf sur certaines des productions de cette période, comme Les Nouvelles Révélations de l’Être, objet d’étude de la fin de l’ouvrage. 

Après quelques rappels biographiques pour situer Antonin Artaud, Illios Chailly se rapproche peu à peu du vif du sujet : le périple initiatique de l’auteur de L’Ombilic des Limbes, entre Dublin et les îles d’Aran. Un léger retour en arrière : ce voyage ne peut se comprendre sans son double, le voyage effectué un an auparavant par le même Artaud au Mexique, sur les traces des Indiens Tarahumaras. Voyage qui l’avait amené à vivre la cérémonie du peyotl, une autre forme d’initiation qui ne l’a pas laissé indemne, l’a mis face à son infini, une vie totale et violente, loin des réflexes d’automates qui nous sont patiemment appris. Dès lors, Artaud n’aura de cesse de rechercher les racines de l’homme vrai et la Tradition Primordiale, une notion qui le fascine dans Le Roi du Monde de  René Guénon. Or, cette Tradition Primordiale, après le Mexique, c’est en Irlande qu’il croit pouvoir la dénicher : “J’ai conçu le projet de retrouver en Irlande les sources vivantes, et vivantes chez les hommes vivants de cette très antique tradition dans sa forme occidentale”, écrit-il au ministre de la Légation d’Irlande à Paris en août 1937.

Mais que vient faire la canne dans cette histoire, me direz-vous ? Il se trouve qu’en juin 1937, Artaud, redescendu de ses montagnes mexicaines mais toujours sacrément perché et plus ou moins sans abri, vit chez des amis, rue Daguerre. Il y déniche une étrange canne, et, fasciné par cet objet, se l’approprie immédiatement. Cette canne n’est rien moins dans son esprit que celle de Lucifer, Jésus-Christ ou Saint-Patrick. Rien d’étonnant en ces circonstances à le voir la brandir comme un sceptre. Simple lubie, pourrait-on croire, mais, comme toujours chez le poète, sa force de conviction intime va projeter dans cet objet des forces obscures qui le dépassent, lui conférant une vraie aura.  Illios Chailly consacre un chapitre à la symbolique du bâton de pouvoir : “un objet matériel qui sert à nous connecter à notre être intérieur et à révéler nos puissances enfouies”. L’image du bâton peut aussi incarner le triomphe de l’esprit sur la matière, une des obsessions récurrentes du futur fada de Rodez. Les exemples de bâtons de pouvoir abondent depuis l’Antiquité. Le bâton de Moïse, bien sûr, scindant en deux la Mer Rouge… Les bâtons de saints faiseurs de miracles… Au Moyen-Âge, le bâton incarne le pouvoir spirituel (le bâton pastoral) comme le pouvoir royal (le sceptre).

En Irlande, le projet d’Artaud n’est ni littéraire ni anthropologique, mais bel et bien une quête mystique. Il débarque à Cobh le 14 août avant de se rendre à Dublin. Le 17, il est à Galway puis le 23, il prend un ferry pour les îles d’Aran, sur les traces de John Millington Synge, poète irlandais du XIXème siècle et artisan du Celtic Revival. Comme son prédecesseur, Artaud cherche, sous le catholicisme apparent, un vieux fond de paganisme. Inishmore est l’île principale de cet archipel battu des vents, demeuré un des plus sauvages et des plus primitifs d’Europe. On n’y accueille, à cette époque, que quatre ou cinq étrangers par an et l’arrivée d’un français solitaire au comportement erratique ne peut susciter que l’étonnement. Dans les îles, les enfants se moquent d’Artaud et les rudes pêcheurs le malmènent. Artaud, instable à cette époque, s’enfonce dans la paranoïa, d’autant qu’il ne maîtrise pas la langue. A-t-il trouvé dans cette île le parfum de surnaturel, de fantastique qu’il y cherchait ? Il s’y sera aussi enfoncé dans la marginalité. Début septembre, il contracte des dettes et doit rentrer à Galway.

Artaud, à cette époque, sent que quelque chose doit advenir, et que ce quelque chose sera destructeur. Il veut frapper un grand coup (de canne !), se purifier et se renaître, sous une forme plus spirituelle. Illios Chailly affirme ainsi : “Artaud a sacrifié sa vie terrestre pour rester vivant dans le monde des idées éternelles”. De retour à Dublin, Saint-Antonin se confesse et communie, pour la première fois depuis vingt ans et pense toucher au but de sa mission en ramenant la canne de Saint-Patrick à l’église où elle était exposée. Manque de chance, on la lui vole, dans un centre d’accueil pour sans-abris. Il perd la canne et son destin, et tout ira de mal en pis. La suite est douloureuse à lire : arrêté pour vagabondage, il est brièvement incarcéré, puis rapatrié de force en France. Sur le bateau du retour, Artaud, en proie à une crise, menace de se jeter à la mer. Placé sous camisole de force, il est conduit à l’hôpital du Havre dans le service des aliénés. De toute évidence, l’Irlande est le voyage ultime d’Artaud, celui qui le conduira le plus loin, dans sa quête mystique de lui-même. Un voyage à visée purificatrice, placé sous le signe de la destruction. Un voyage fini en bad trip, en chute libre, sans filet de secours. Un voyage en solitaire où il plonge au fond de l’Esprit en même temps que dans la marge. En reconstituant jour par jour les péripéties du poète, en creusant ses obsessions et ses lectures, de Synge à René Guénon, Illios Chailly lui colle au corps pour tenter de mettre son âme à nu.

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée La Prophétie d’Artaud le téméraire, s’immerge (autre pari risqué !) dans le texte abscons et cryptique des Nouvelles Révélations de l’Etre. Paru le 28 juillet 1937, soit peu de jours avant le grand départ, et signé Le Révélé, l’ouvrage se veut un poème “écrit en se basant sur les Tarots et au moment de la lecture même des Tarots” (Lettres, 1937). Illios Chailly va jusqu’à reconstituer, images à l’appui, certains des tirages d’Artaud. Ainsi, dans un ternaire trouvé dans ses notes personnelles, Artaud a tiré Le Pendu, La Mort et La Force. Son interprétation est la suivante : “Votre force est une force de mort. C’est un pouvoir de destruction totale parce que cette destruction est forte. Ce n’est pas une faiblesse qui vous anime : c’est une force. Mais une force renversée qui dévore ce qu’elle devrait animer et anime ce qu’elle devrait dévorer.” Dès L’Ombilic des Limbes, Artaud a fait le choix de la destruction : pas d’oeuvre, pas de cette “cochonnerie”… Il ne pourra créer qu’en cassant, se veut Shiva le Destructeur, associé au Fils et au Feu, plus que Vishnou le Conservateur, qui lui évoque le Saint-Esprit. 

“La vie est de brûler des questions”, note-t-il aussi dans L’Ombilic. Illios Chailly tente un audacieux dialogue entre lui-même et le poète, où ce dernier retourne la formule : 

-C’est bien poétique, tout cela, Monsieur Artaud, mais dans les faits, que peut apporter de pacifique dans le monde un homme qui n’a vécu que des souffrances ?

-L’homme qui brûle ne se pose pas de telles questions. Seule la nature sait ce qui est nécessaire ou non. Contrairement à vous, Monsieur Chailly, je ne suis pas un camériste de la société mais un représentant de la cruelle culture !

Un peu plus loin, Illios Chailly assume choisir pour sa part le rayonnement dans la matière contre l’ombre et la destruction. C’est notre ambiguïté à tous, les lointains disciples d’Artaud… Une part de nous est attirée par sa force de frappe et sa violence mais son projet métaphysique nous semble intenable et fanatique : un vrai Cathare, sans catharsis ! Ce qui fascine est d’abord son Verbe, performatif et perforant, et sa force d’auto-conviction, comme un fakir : à force de vouloir brûler, il brûle ! Et nous convaint de ses opinions,en apparence fantaisistes. Pour lui, Shiva se trouve être le Christ, quand Vishnou incarne l’Antéchrist. Le premier est force de création, de transmutation et le second d’immobilisme. Que le Saint-Esprit suscite l’Antéchrist n’est pas le moindre des paradoxes mais dans la logique d’Artaud, c’est parfaitement cohérent. Aimer, c’est vouloir transformer, créer une force, même destructrice, qui s’oppose à l’ordre figé ; voilà qui me semble toucher à l’essentiel de la pensée d’Artaud.


Illios Chailly nous touche un mot du Grand Combat de la vie d’Artaud, du Clash du Siècle entre Initiés (qui par peur du merveilleux maintiennent les hommes dans l’illusion) et Bohémiens (vecteurs de lumière créatrice, d’autres possibilités d’être). Il en conclut que le poète, malgré ses errances et excès, demeure “suffisamment original pour réanimer en nous la flamme d’apprendre à faire autrement”. Par sa radicalité, Artaud aide à faire le tri entre les artistes cochons, qui, n’apportant rien de concret au monde, encombrent le terrain inutilement, et les vecteurs de lumière. Artaud, avec tous ses défauts, tente de se projeter hors de ce néant, d’apporter au monde, physiquement, parfois à coups de canne…la peste… la nouveauté… le théâtre…la cruauté…le verbe…le feu !

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